AFRICAIN ET QUÉBÉCOIS, DANS L’ORDRE QUE JE VEUX

Boucar, plus je vous découvre, plus j’ai l’impression que c’est un sage qui nous parle, bien plus qu’un humoriste. D’où vous vient cette sagesse?

Je pense simplement être quelqu’un qui aime profondément les gens. Quand on me remercie pour ce que je suis, je réponds : Remerciez ma mère. Ma mère a eu neuf enfants, mais elle en a élevé beaucoup plus. Tous mes frères et sœurs ont quitté la maison. Pourtant, il y a toujours des enfants avec elle. Elle récupère des enfants dans le besoin et ces jeunes restent avec elle jusqu’à ce qu’ils soient grands. On a calculé, ma sœur et moi, et on a réalisé que ma mère a élevé 33 enfants dans sa vie.

Elle repère aussi tous les gens qui ont des problèmes dans les environs, puis quand j’arrive, dès que le soir commence à tomber, elle s’approche de moi et me dit : Telle personne ou telle famille a des problèmes. Si tu as un peu d’argent, j’aimerais que tu y ailles. Alors, tu t’en vas les saluer, puis en sortant, tu leur laisses discrètement de l’argent dans la main. On fait toujours cela dans la nuit, jamais le jour. Il ne faut pas qu’il y ait un troisième témoin. Ma mère répète tout le temps : Boucar, le jour où tu auras des problèmes, tous ces dons seront des boucliers protecteurs.

Un jour, j’ai eu des petits pépins ici. Pas quelque chose d’anodin; une histoire qui m’a vraiment touché profondément et qui me préoccupait. J’étais sur le plateau de l’émission Des Kiwis et des Hommes, puis j’ai pensé à ma mère. Cinq minutes plus tard, mon téléphone sonnait et c’était elle. Pourtant, ma mère ne m’appelle jamais d’habitude! J’ai l’impression qu’elle a senti que mon âme était touchée et tout de suite, elle était là. Je ne suis pas quelqu’un qui croit à la grosse métaphysique, mais je crois à ces connexions.

Saviez-vous que le thème de notre interview était l’identité?

Eh bien, c’est justement ça, mon identité. Celle d’un Africain bien enraciné au Québec et qui mélange les deux. Si je faisais les choses comme les Québécois, je pense que les gens seraient moins touchés. Quand je leur parle, il y a tout mon passé, toutes mes rencontres, toutes les histoires que je cite sur mon grand-père, ma façon de voir la vie… Je regarde le Québec avec les yeux d’un Africain. Quand j’écris, je leur montre l’image-miroir de ce qu’ils sont et cela les touche. Ils se disent : Tabarouette! Pour pouvoir écrire ça sur nous, il faut qu’il soit profondément imprégné de ce que nous sommes!

On sent que vous aimez la culture québécoise. Votre regard sur nous passe à 100 %.

J’adore le Québec et je suis Québécois.

Vous vous sentez donc Québécois?

Je suis un Québécois et un Africain, dans l’ordre que je veux. Je dis souvent que tous les immigrants ont un rêve d’ubiquité. Ils veulent vivre à la fois dans leur pays d’origine et dans leur pays d’accueil. Comment réaliser cette ubiquité? En acceptant de changer. 

Quand les Québécois ont compris que Boucar était porteur d’une partie de ce qu’ils sont, ils m’ont ouvert les bras. À partir de là, tu peux en profiter pour les « africaniser ». Pour moi, l’intégration, c’est accepter de changer et d’aider les gens à changer après. Faire connaitre tranquillement qui tu es.

CELUI QUI A ÉTÉ PIQUÉ PAR LE SERPENT…

L’identité, c’est bien plus qu’un drapeau ou une nationalité, ne trouvez-vous pas?

Il y a quelqu’un qui disait que l’identité, c’est comme un verre ancien qui s’imprègne de tous les gens qui y ont touché. Ce n’est pas juste ce qu’on était, c’est aussi ici et maintenant. On peut développer plusieurs identités si on a envie de faire des mélanges. On peut être Québécois, Français, Africain, Amérindien, dans l’ordre qu’on veut. C’est ce qui fait la vraie richesse. Mon fils a des origines québécoises et sénégalaises. Cela ne fait pas de lui un Sénégalais, mais il peut le devenir aussi.

L’identité, c’est donc ce qui continue de nous former?

Oui, c’est évolutif. Ce n’est pas le descriptif d’un passeport : cheveux noirs, race blanche… L’image du vin illustre bien cette idée. Un vin qui vieillit dans un baril voit son identité changer. Elle dépend d’abord de son cépage, de la terre dans laquelle on l’a cultivé, des soins qu’on a prodigués au raisin, ensuite viennent la vinification et les échanges avec le baril…

 Plus il vieillit, plus il a de la valeur.

Et sa valeur va même dépendre des gens qui vont le déguster. Selon leur expérience et leur ouverture d’esprit, tout peut changer. Si la personne fait preuve d’ouverture et que tu lui sers un vin de qualité moyenne, elle va le gouter et le trouver extraordinaire. 

Ce qui est dommage, c’est cette crispation qu’on retrouve souvent au sujet de l’identité. Beaucoup de personnes pensent qu’en allant vers les autres, elles vont perdre une partie de ce qu’elles sont. C’est une erreur fondamentale.

On sent que quand quelque chose n’est pas résolu sur ce plan-là, cela peut générer les pires violences. Les guerres commencent par là, non?

Absolument! Le Québec est un exemple classique. Il y a une fragilité identitaire ici qui fait que tous les problèmes sont exacerbés et décuplés. Ce n’est pas un jugement que je pose. Ça n’a pas été facile pour eux, comme ça n’a pas été facile pour les Amérindiens; en fait, pour toutes les nations confondues. Les Africains disent : Celui qui a déjà été piqué par un serpent, se méfie parfois de ses lacets.

Toutes les identités ont été piquées. Du coup, elles voient l’ennemi très vite.

Au Sénégal aussi?

Mais oui. Nous venons des colonies. Le rapport qu’on va entretenir avec le Québécois et le Français ne sera pas pareil. Quand tu dis à un Sénégalais : Je viens de la France, tout notre passé colonial remonte parfois d’un coup. On s’est fait tout imposer, à une époque. Même dans l’agriculture. L’arachide qu’on cultive massivement aujourd’hui n’est pas une plante de chez nous. Elle a été amenée d’Amérique du Sud pour produire de l’huile. Comme c’est une culture très exigeante, les plantations d’arachides ont saccagé les terres du pays. Aujourd’hui, on a peut-être l’air d’être indépendants, mais la vérité est tout autre. Plusieurs pays africains qu’on dit indépendants sont encore télécommandés par la France parce qu’elle y possède d’énormes intérêts économiques.

Sur le plan des religions, comment cela s’est-il passé?

En fait, l’islam est arrivé en Afrique avec les Berbères venus du Nord, bien avant la religion catholique. On dit qu’au 10e siècle, l’islam pénétrait déjà en Afrique de l’Ouest par les caravanes venues du nord du Sahara. Plus tard, le catholicisme est arrivé avec les missionnaires. Jomo Kenyatta avait une tirade que j’aime bien à ce propos : Quand les Blancs sont arrivés chez nous, nous avions les terres et ils avaient la bible. Ils nous ont convaincus de fermer les yeux pour prier. Quand on a ouvert les yeux, ils avaient les terres et on avait la bible.

UN HÉRITAGE MILLÉNAIRE

Vous provenez d’un peuple qu’on appelle les Sérères et dont les traditions spirituelles sont beaucoup plus anciennes, n’est-ce pas?

Oui, j’ai grandi dans une culture animiste. Les Sérères ont la théorie des trois naissances dans une vie. La première naissance, c’est quand tu sors du ventre de ta mère. La deuxième naissance, c’est l’initiation à l’âge de 12 ou 13 ans. Les garçons se font circoncire et se retirent du village pendant plusieurs semaines. C’est ce que j’ai vécu. Nous mourons à notre corps d’enfant et quand nous revenons, nous devenons des adultes prêts à entamer la route de la sagesse. Enfin, la mort est considérée comme la troisième naissance comparable au séjour de la graine dans la terre en attendant de germer à nouveau.

Chez les Sérères, nous avons toujours pensé que le Grand Dieu existe, sauf qu’il était trop loin pour qu’on s’adresse à lui directement. Alors on avait des lobbyistes. Le système des Sérères, c’est le lobbying des ancêtres!

Que voulez-vous dire?

C’est-à-dire qu’après la mort, une partie de l’âme du défunt revient dans la famille. Par exemple, mon père pense que je suis en partie son grand-père. Mais l’autre partie de son âme, pour autant qu’il ait respecté les règles, avait le droit de devenir ancêtre. Les ancêtres sont comme le palier entre nous et le Grand Dieu, qu’on appelle Rog Sene. Donc, quand on prie le Grand Dieu, on ne s’adresse jamais à lui directement. On dit aux ancêtres : Eh vous, là-haut! On va sacrifier les poulets. On va danser. On va verser du lait sur les baobabs. Mais tout ça, c’est pour vous dire de dire à Celui qui sommeille en haut de nous éloigner des crickets, parce qu’ils sont en train de décimer nos champs. Notre croyance, c’est ça.

Mon père est un syncrétique. C’est un animiste converti à l’islam. À une époque, il buvait beaucoup et l’islam l’a aidé à s’en sortir. En même temps, quand tu t’approches de lui, tu te rends compte qu’il croit autant aux religions traditionnelles qu’à sa nouvelle cabale. Il pratique encore tous les rituels de mon grand-père. En cela, il n’est pas différent de la grande majorité des Africains qui, selon moi, sont syncrétiques. 

Votre père est cultivateur. Cela veut-il dire que vous avez grandi loin de la ville?

Oui. Mon père élevait des zébus. À 80 ans passés, et même s’il a perdu une jambe, il a encore un grand troupeau de vaches, et des chèvres, des moutons, des ânes... Ça, c’est de la passion.

Jusqu'à l'âge de 15 ans, j'étais berger. Je parcourais la savane avec les animaux pendant la saison des pluies à la recherche de pâturages. Mon père m’a mis dans une école coranique quand j’étais jeune, mais en vieillissant, je me suis rendu compte que mes émotions étaient catalysées par mes racines plus anciennes et non par le christianisme ou par l’islam qui proviennent d’une autre culture. Dans ma famille, il y a des gens qui pratiquent l’islam et je respecte cela, mais moi, je suis ému par le masque ou les chansons initiatiques traditionnelles. Sur les murs, dans ma maison, c’est comme un autel de prières avec d’énormes sculptures et tous les gros masques symboliques de l’Afrique. Toutes les histoires qui y sont reliées m’intéressent, m’émeuvent et m’habitent. Pour moi, une chose est vraie quand elle va chercher ton cœur. Pas quand tu la répètes mécaniquement.

J’aime parler de vraies choses. Quand on a le privilège d’être écouté ou lu par beaucoup de gens, on ne peut pas verser dans la banalité tout le temps. Il faut parfois savoir prendre position : Voilà ce que je pense là-dessus. Faites ce que vous voulez avec. C’est ce que j’essaie de faire, avec mesure, sans heurter.

Vous vous exprimez toujours avec beaucoup de justesse.

Je connais la puissance du mot. Les Africains disent qu’on est maitre de sa parole avant de la prononcer, mais qu’on peut en devenir l’esclave une fois qu’elle a quitté notre bouche.

LA TRANSMISSION

L’identité va aussi de pair avec la transmission. Qu’est-ce qu’on transmet à nos enfants quand ils sont issus de deux mondes?

C’est la transmission par l’exemple. Mes enfants savent que papa est un Africain, par sa nourriture, par son histoire, par tout ce qui les entoure. Cependant, je n’essaie pas de les forcer à être des Africains à Longueuil. Je les amène voir leurs grands-parents au Sénégal pour qu’ils s’imprègnent de la culture. Je leur présente les baobabs de mon enfance et le troupeau de zébus de mon père. J’écoute la musique africaine, je mange les haricots que ma mère cultive au Sénégal… J’ai des souvenirs de mon fils en train de trier du riz avec ma mère. J’en ai fait des photos tellement émouvantes. Jamais mon grand-père n’aurait pu imaginer qu’un jour un mulâtre arriverait dans sa famille. Évidemment, quand mon fils est dans ma famille en Afrique, il détonne par sa couleur, mais c’est ça aussi le changement.

Je leur amène l’Afrique tranquillement, parce que je veux d’abord qu’ils assument leur québécitude, sinon cela ne peut que mener à l’errance identitaire. Quand on élève des enfants en affirmant : Vous êtes juste des Sénégalais, des Marocains, des Maliens.., ils grandissent avec la forte certitude que l’identité ne provient que des racines. Pourtant, avec les racines, on ne peut pas faire une plante. L’identité, c’est aussi le feuillage et les graines. Avec les graines, on peut aller semer ailleurs.

N’eût été votre rencontre avec une Québécoise, seriez-vous resté au Québec après vos études à Rimouski?

En fait, je suis retourné en Afrique durant un an après mon doctorat, puis j’ai décidé de revenir. C’est là que j’ai rencontré ma femme.

Pourquoi ce choix?

Pour la liberté d’être. Être sans sentir le jugement et le poids de la société. Ici, je peux être ce que je veux. Je peux décider. Je n’enseigne plus à l’université. Je m’en vais, parce que j’ai besoin d’expérimenter autre chose : faire de la scène, écrire, sans que quelqu’un me dise : Boucar, t’es malade. Je suis également libre de pratiquer la spiritualité qui me touche le plus : la tradition de mes ancêtres.

Vous avez quand même vécu un choc culturel, si j’ai bien compris. Vous dites à la blague que ce fut aussi un choc thermique!

Oui, mais on s’adapte. La meilleure façon d’apprivoiser le choc culturel, c’est de tendre la main, avancer et garder le sourire. Ce sont les trois étapes. Tout se règle après.

DES RÉALITÉS IGNORÉES

Y a-t-il encore des choses que vous trouvez difficiles ou qui vous manquent du Sénégal?

Ah oui! beaucoup. Ma famille est très loin. Immigrer, c’est accepter d’être sacrifié pour la famille. Tu te dis : Je suis plus efficace en étant ici pour eux, qu’en étant là-bas.

Cette donnée faisait partie de votre réflexion quand vous avez décidé d’émigrer pour de bon?

Mais tous les immigrants vivent cette réalité! Il faut entrer dans un Western Union pour comprendre l’immigration. Tout ce qu’on voit, ce sont des immigrants qui envoient de l’argent à leur famille au Salvador, au Mexique, en Haïti, au Sénégal, au Zaïre… Je pense que l’Occident a de la difficulté à comprendre cela. L’immigration n’est pas un déplacement d’amour ou un rêve un peu utopique. Beaucoup de gens immigrent pour sauver des vies. Tout ce qu’ils gagnent, ils l’envoient à leur famille. Ce n’est pas évident de les engager dans un débat identitaire parce qu’en réalité, ils n’ont pas le luxe de penser à ça. Ils sont ici, mais toutes leurs pensées sont au pays. 

J’imagine qu’ils espèrent aussi donner quelque chose de mieux à leurs enfants.

Absolument. Au fond, le secret d’une immigration réussie consiste à investir dans la première génération. Si la première génération manque son coup, c’est foutu, parce qu’elle voit la lumière qui a alimenté ses rêves s’éteindre tranquillement. Elle vit alors la nostalgie de son pays d’origine et la transmet aux enfants. 

La clé pour vos enfants est donc de leur permettre d’être complètement Québécois?

Oui, parce que je suis bien ici. Dès que les gens sont bien, ils acceptent.

Et le sacrifice ultime, c’est d’accepter que vos enfants n’aient jamais votre propre culture?

Mais c’est comme ça. L’identité est évolutive. Sinon les Québécois seraient restés des Français.

C’est vrai.

Les Québécois appellent les Français nos cousins lointains, mais dès qu’ils arrivent là-bas, ils se rendent compte qu’ils ne le sont pas du tout.

J’ai lu récemment que les Blancs sont en réalité des Africains dépigmentés.

Mais oui, c’est vrai. Tout le monde est africain!

Si on observe ce qui s’est passé au cours des quelques milliers d’années derrière nous, nous sommes donc tous des immigrants.

On pense maintenant que l’homme a quitté l’Afrique, il y a entre 50 et 100 mille ans. La théorie la plus admise concernant la pigmentation de la peau, c’est que les Blancs synthétisent la vitamine D beaucoup plus efficacement que les Noirs. Comme il y a moins de lumière dans les pays du Nord, il a fallu que le corps s’adapte. Dans les pays comme ici, les Africains font des dépressions hivernales. C’est aussi mon cas. Je déprime en hiver et parfois profondément. Je prends donc des omega-3 et beaucoup de vitamine D. Je fais du sport et de la luminothérapie. Je n’ai pas le choix. C’est une vérité.

Une vérité biologique…

Et une vérité en perpétuel changement. S’il voyait mon fils, mon grand-père ne pourrait pas dire : Ça, ça fait partie de ma génétique. En fait, la vie, c’est ça. C’est de dire : Mon fils et mon petit-fils ont été initiés au Sénégal, dans les traditions animistes. Mon petit-fils a fait des études dans une ville qui s’appelle Rimouski, au Québec. Il a fait un doctorat en océanographie, a rencontré une Gaspésienne et a fait des mulâtres qui ont des têtes énormes comme ça! C’est ça, l’identité! 

LE CAPITALISME ET LE MOI

Que penseraient vos grands-parents du mode de vie des Québécois?

Je ne sais même pas s’ils pourraient comprendre… Je pense qu’ils seraient frappés par le « moi ».

Le moi?

Oui, le moi. Veux, veux pas, le capitalisme vient avec le moi d’abord. Mes grands-parents ne comprendraient pas que Boucar a des voisins, chez lui à Longueuil, qu’il ne connait même pas. Mon grand-père serait surpris si je lui disais que je ne suis jamais entré chez eux. Parce que chez nous, ça n’a jamais fonctionné comme ça. La maison était ouverte.

Et que diraient-ils de la façon dont on élève nos enfants?

Oh! Il y aurait un choc culturel. Traditionnellement chez nous, c’est la méthode sévère, alors que mes enfants ont été élevés dans la liberté. Cela n’en fait pas moins des garçons polis, gentils et épanouis. C’est aussi ça, l’identité. Il faut savoir élaguer des choses. Ma femme m’a aidé à élaguer plein de choses, parce que la culture est très puissante chez un individu. Aussi puissante que la génétique. Autrefois, on pensait que les gènes prédéterminaient un individu, mais aujourd’hui, on vient de créer une nouvelle discipline qui s’appelle l’épigénétique et qui étudie l’impact de l’environnement sur les gènes.

Quand on t’a éduqué par la méthode sévère, tu as tendance à la reproduire. Moi, j’ai trouvé la femme qui a été capable de me dire, au tout début : Non! Le jour où tu vas lever la main sur un de nos enfants ou même hausser le ton de façon exagérée, ça va casser quelque chose entre nous. Aujourd’hui, je suis content quand mes enfants me défient. Voilà la liberté selon moi : je te mets devant tes contradictions; plus ça va te ressembler, plus ça va t’énerver, et à un moment donné, tu vas te rendre compte que c’est un miroir que je te présente. C’est ça les enfants, ils nous disent : « Regarde-toi! » 

Il n’y a rien de plus extraordinaire que le mariage interculturel. Il y a quelqu’un qui disait : Si tu veux augmenter ton intelligence, épouse quelqu’un d’une autre culture. Tu vas apprendre ce qu’est la tolérance. Tu vas apprendre l’ouverture. Tu vas apprendre de nouvelles façons de faire et tu vas expérimenter la laïcité dans sa pureté la plus absolue. Tu n’as pas d’autre choix. C’est seulement dans une collaboration intime que l’intégration peut réussir. S’il y en a un qui doit absorber l’autre, cela ne pourra pas marcher.

LES ANCÊTRES ET LE BAOBAB

Avec tout ce que vous avez à dire, pensez-vous demeurer humoriste longtemps?

Je ne suis jamais humoriste à temps plein. Par exemple, je suis en train d’écrire un bouquin sur l’arbre. Ça s’appelle Rendez à ces arbres, ce qui appartient à ces arbres. Depuis que je suis tout petit enfant, je suis convaincu que les arbres ont une sensibilité.

C’est un ouvrage philosophique ou écologique?

Entre les deux. J’aime le mélange des genres. On va y retrouver autant de connaissances en biologie que d’idées philosophiques. Des réflexions sur la mort aussi. Un grand nombre de mes ancêtres ont été enterrés près du baobab chez nous et, depuis que je suis jeune, je suis convaincu que le baobab a intégré mes ancêtres dans ses branches.

Ah oui, vous le sentez?

Oui, il les a incorporés. C’est biologique. Il n’y a pas de doute là-dessus. Un être vivant, c’est quoi? C’est juste un emprunt aux arbres. Nous ne fabriquons rien.

Attendez un peu… Pouvez-vous m’expliquer?

Eh bien, les êtres humains et les animaux sont ce qu’on appelle des consommateurs, tandis que les arbres sont les producteurs primaires. Ce sont eux qui fabriquent tout ce que l’on mange à partir de la lumière, de l’eau et du carbone. Ils fabriquent des fruits, des légumes, des racines, des salades, des huiles… Quand on mange de la viande, on devrait remercier les végétaux avant, parce que ce sont eux qui ont fabriqué les animaux, qui nous fabriquent à leur tour. On dit que l’homme descend du singe, mais le singe est descendu de l’arbre aussi!

À chaque début hivernal, j’ai vu mon père faire des sacrifices sous le baobab. Il versait du lait sur le tronc et sur la terre. Puis mon grand-père disait : Ce qui fait la grandeur d’un arbre est à ses pieds. Quand j’ai commencé à étudier la biologie, je me suis rendu compte que cette pratique est beaucoup plus puissante que tout ce que j’ai pu voir dans les religions monothéistes. Qui faut-il remercier en premier? La terre et les arbres, car ils nous donnent tout. Tout est là. 

L’HUMILITÉ DE REGARDER DANS LE PETIT

Diriez-vous que vous avez dû faire un grand détour par la science pour saisir ce que vos ancêtres comprenaient intuitivement depuis longtemps?

Les scientifiques qui ont marqué mon imaginaire sont tous des philosophes qui réfléchissent, qui sortent complètement des béchers. On doit la génétique à un moine autrichien qui s’appelle Mendel qui a compris la vie dans son jardin. C’était un visionnaire. Les gens qui m’ont le plus impressionné en tant que scientifiques ont été capables d’abandonner la science, de descendre vers les racines de l’arbre de la connaissance. Ils savaient s’inspirer de la sagesse des Anciens qui connaissaient les choses, sans avoir besoin de les expliquer.

La vérité est là. Elle est dans la feuille de l’arbre. Ne cherche pas plus loin. L’humilité de regarder dans le petit… 

Vous prétendez ne pas être très spirituel, mais ce que vous racontez est éminemment spirituel!

Mais non, je suis spirituel. Il y a toutefois une différence entre avoir de la spiritualité et être quelqu’un qui embarque dans des dogmes. Même si je reconnais aussi qu’il y a de belles choses dans les religions monothéistes, je vois des vérités profondes dans la nature. Il arrive des moments où je me dis que tout cela est si extraordinaire qu’on ne doit pas le casser. Il a fallu des millions d’années de cogitation minutieuse pour en arriver à ce résultat. La coévolution, c’est : Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai à quoi tu pourrais ressembler dans deux millions d’années.

C’est une cogitation minutieuse… et très patiente!

C’est ça, la force de la nature. C’est une beauté qu’il faut observer et sur laquelle il faut méditer. S’il y a un esprit supérieur qui y a contribué, il faut remercier aussi toutes les créatures, en commençant par les bactéries. Sans elles, nous ne serions pas vivants non plus.

C’est tellement plus grand que nous!

C’est vrai que c’est plus grand que nous. Une bactérie est plus grande que nous.

Qu’aimeriez-vous transmettre de plus important aux générations à venir?

Je pense que ce serait le sens de la solidarité. Savoir tendre la main… Le bonheur ne dépend pas seulement de ce qu’on achète. On est foutu quand on prend ce chemin, car l’humain est programmé pour être insatisfait. Seuls ceux qui vont combattre l’insatisfaction vont s’en sortir.

Aujourd’hui, 1 % des gens de la Terre possèdent 50 % des richesses. Tu leur dis : C’est une forêt ancienne, et eux, ils vont la raser pour faire plus d’argent. Si enfer il y a, il est là. On ne peut pas garder ce qu’on a ici au nord, alors que les gens meurent de faim au sud. Ça ne peut pas continuer. L’Occident a un privilège qu’il veut maintenir, mais ce sera extrêmement difficile. Les gens au sud voient tout le gaspillage fait au nord, comme les 40 % de notre nourriture que l’on jette dans les poubelles, même si elle est encore comestible. Ensuite, on leur dit : Vous ne viendrez pas. Mais personne ne pourra les empêcher de venir. Ce ne seront pas les lois ou les naufrages tragiques dans la Méditerranée qui les empêcheront de le faire. Dans Le souci des pauvres, Albert Jacquard a écrit que si ça continue, ces inégalités engendreront des conflits meurtriers entre riches et pauvres.

La seule réponse possible est celle de la solidarité et du partage. Quand un enfant venait au monde, ma grand-mère lui souhaitait toujours de la santé et de la compassion pour ses semblables. Puis elle ajoutait que le bonheur, c’est tendre la main à son voisin, partager ses joies et ses larmes, parce qu’en vérité, si le bonheur existe sur cette Terre, il arrive toujours par les autres. 

 PORTAIT

Le Québec l’a découvert à travers ses dons d’humoriste et de conteur, mais aujourd’hui, nous sommes de plus en plus nombreux à l’apprécier pour ses grandes qualités de « biologiste-philosophe », que ce soit à la radio, la télé, dans les journaux ou dans les livres.

S’intégrer sans se renier

Appartenant à la très ancienne ethnie des Sérères, au Sénégal, Boucar Diouf a obtenu une bourse pour des études en océanographie, à l’Université du Québec à Rimouski. Ce fut pour lui le début d’une grande histoire d’amour qui se poursuit encore sur nos quelques arpents de neige. Avant son arrivée en sol québécois, on l’avait bien préparé à vivre un choc culturel. « Par contre », écrira-t-il, « on avait omis de me parler du choc thermique. C'est ce que j'ai compris lorsque j'ai découvert l’hiver du Québec en robe africaine. »

Cet humour attachant, à travers lequel il nous livre ses observations d’immigrant, a immédiatement conquis les Québécois. Comment a-t-il réussi le tour de force de l’intégration, sans renier pour autant la richesse de sa culture d’origine? Cela ne tient pas qu’à son humour... 

Une question de présence

Boucar Diouf est en effet doté d’un don d’observation digne des grands chercheurs. Il bénéficie également d’un bagage ancestral rare. Ce singulier mélange d’influences fait qu’en 25 ans de métier, rarement ai-je été aussi touchée par une rencontre journalistique. Pas tellement sur le coup. C’est seulement en retournant chez moi que je me suis rendu compte qu’il s’était passé quelque chose de l’ordre de la « présence ». Une présence bienveillante et profonde qui m’a habitée pendant les jours et les semaines qui ont suivi notre entretien.

Quand Boucar Diouf parle de l’importance de tendre la main pour aller à la rencontre de l’autre, je crois aujourd’hui qu’il parle en toute connaissance de cause et qu’il n’a lui-même de cesse d’approfondir cet enseignement provenant de ses racines africaines et de ses verts feuillages québécois.