UNE DÉTRESSE QUI AUGMENTE

Depuis toutes ces années où vous sillonnez le monde pour prévenir le stress, constatez-vous une amélioration de la qualité de notre vie au travail?

Malheureusement, non. Ce que j’avance n’est pas basé sur une étude scientifique, mais  j’observe réellement une augmentation de la détresse psychologique et de la souffrance, et ce, à travers toutes les couches d’âge.

Y a-t-il des thèmes récurrents reliés à cette souffrance?

Quand les gens arrivent dans mon bureau pour en parler, ils disent deux choses : « Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus où je vais. » Ces deux dimensions, qui sont intimement liées, reviennent constamment : la quête d’identité et la quête de sens. Si nous savons où nous allons, nous nous posons moins de questions sur qui nous sommes. Si nous savons qui nous sommes, nous nous posons moins de questions sur là où nous allons. Mais si nous ne savons plus ni qui nous sommes, ni où nous allons, nous sommes perdus…

Je commence toujours par la question du « qui nous sommes ». Beaucoup de gens s’associent complètement à leur travail. « Je suis ma job. » De nos jours, cette corrélation se fait de plus en plus jeune. Mais après un certain temps, la souffrance s’installe, car personne n’est venu sur Terre pour être sa job.

Quand je rencontre les personnes aux prises avec cette souffrance, je leur dis dès le départ que la vie vient de leur faire un grand cadeau. Ils me dévisagent toujours avec cet air de dire : «Il ne me comprend pas! Qu’est-ce que je viens faire ici, moi?» Mais après quelques mois, ils commencent à saisir. Parce que tôt ou tard, les véritables questions à propos de la connaissance de soi finissent par s’imposer. Quand nous réfléchissons à qui nous sommes profondément, nous finissons par découvrir que nous ne sommes pas notre travail, mais bien des êtres de relation. Et quand il y a rupture dans les relations, il y a une fracture aussi bien au niveau de l’entraide qu’au niveau de qui nous sommes.

EN PERTE DE REPÈRES 

Croyez-vous que les gens savaient davantage qui ils étaient auparavant?

Non, pas plus.  Par contre, il y avait une meilleure répartition des priorités. Je pense que la vie était plus équilibrée.

Nos ancêtres avaient-ils davantage de repères?

Je crois que oui. La famille était un repère très important. Bien qu’elle se soit aussi avérée un lieu de nombreuses souffrances, la famille générait quand même beaucoup d’entraide entre frères, sœurs, oncles, tantes, grands-parents, cousins, cousines. Le voisinage constituait aussi un repère très fort à une certaine époque. On avait le sens de la communauté, avec certains inconvénients du point de vue de l’intimité certes, mais les avantages étaient nombreux sur le plan du soutien. Cela procurait un sentiment d’appartenance à la fois large et rassurant.

C’est comme si nos milieux de travail s’étaient substitués à la famille et à la communauté. Conséquemment, quand on perd notre job ou quand on n’en veut plus, tout s’écroule?

Cela provoque un grand sentiment de vide, en effet. « Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus où je vais. » Le culte de la performance dans l’espace de travail n’a jamais cessé de croitre. Il y a eu une place énorme qui a été accordée au travail dans notre construction identitaire et dans le sens qu’on peut donner à sa vie.

Encore aujourd’hui la société met puissamment l’accent sur la réussite professionnelle. Si on réussit au travail, on réussit sa vie… Plusieurs raisons expliquent cet accroissement. Pensons à la compétition incessante entre les entreprises. Ce que les entreprises vivent sur le plan collectif s’est transmis aux employés, aux individus qui la composent. « Notre entreprise doit survivre. Pour qu’elle survive, on doit être les meilleurs. » Et qui dit compétition, dit performance.

Le sentiment d’être en compétition quasi permanente avec l’extérieur - et même à l’intérieur de l’entreprise - s’est immiscé partout dans nos vies.

On est loin de l’esprit de famille, d’entraide et de communauté.

C’est ce qui affecte notre identité profonde. Le fait de ne plus pouvoir vivre notre besoin d’être en relation ou en interconnexion génère énormément d’isolement.

DANS L’ARÈNE DE FACEBOOK

On entend de plus en plus parler de l’angoisse de la réussite vécue par les étudiants et même chez les enfants du primaire. Le Pensouillard doit y être pour quelque chose. Quel regard portez-vous sur ce nouveau phénomène?

Je crois que cette pression est transmise par les médias, incluant les médias sociaux. J’insiste : les médias ont une grande utilité, mais le problème c’est ce qu’on en fait. Prenons l’exemple de ceux qu’on adule dans notre société. Nous renforçons énormément l’image des gens d’affaires et des vedettes de cinéma. Tous les jours, à chaque heure, à chaque minute, on sort des nouvelles sur les grandes vedettes du monde du spectacle. Sous-entendu : voici ce que vous devez devenir si vous voulez réussir votre vie. 

Des émissions nous présentent les gens d’affaires comme des modèles de réussite, sans qu’on ne sache quoi que ce soit sur leur vie personnelle, sur qui ils sont réellement comme êtres humains. Nous sommes constamment exposés à cet immense spectacle. Cette vaste mise en scène n’était pas du même ordre il y a quelques décennies. Les images ne nous parvenaient pas à une vitesse aussi frénétique et elles n’étaient pas aussi percutantes.  

Cela nous fait sombrer à tout moment dans la comparaison, la performance, la compétition. Ici le mental s’emballe… Des jeunes se suicident parce qu’ils se voient infliger des pouces en bas pour une image publiée. Quelqu’un m’a rappelé l’autre jour que le pouce en bas, c’est ce qu’on faisait jadis à Rome quand on disait : « Tuez le gladiateur ou le chrétien. » Ce geste revient aujourd’hui quotidiennement sur Facebook.

La « haute définition » inhérente aux nouvelles technologies symbolise l’image parfaite de nous-mêmes, une image que nous nous sentons obligés d’atteindre.

Quelle image troublante de vérité!

C’est une farce inouïe! Nous sommes tous dans l’arène et nous décidons si nous « achevons » ou non quelqu’un d’autre. C’est une symbolique assez effrayante que l’on vit désormais tous les jours : Like-Dislike. La comparaison avec les autres est immédiate. C’est tellement différent de ce qu’on vivait il y a quelques décennies à peine! Souvenez-vous des lettres qu’on s’écrivait. Elles prenaient deux semaines avant d’arriver chez notre interlocuteur, il prenait le temps dont il avait besoin pour les lire, sans pression, et il fallait deux autres semaines avant de recevoir une réponse. On est bien loin de ça aujourd’hui. Tout est dans l’instantanéité et notre mental a beaucoup de difficulté à suivre la cadence.

Le culte de la performance, de la réussite, de l’image que l’on veut projeter nous fait croire qu’on est quelqu’un. Voilà la notion qui s’ajoute ici. Non seulement j’ai réussi ma vie, mais je suis quelqu’un. Je suis reconnu et aimé, donc j’existe. Pour beaucoup de gens, il s’agit d’une quête à laquelle ils s’adonnent tous les jours, sans même en être conscients.

Puisqu’on n’a pas appris à s’aimer soi-même, on est dépendant du regard extérieur?

Totalement. On n’a pas appris à se connaitre. On est dépendant du pouce en bas ou du pouce en haut. Pour beaucoup de gens, être reconnu équivaut à «J’existe». Cela peut même renvoyer à l’attention que je n’ai pas toujours reçue. Je ne suis pas conscient d’avoir manqué d’attention et je la cherche encore par tous les moyens. C’est une forme de survie.

Ce qui est encore plus tragique, c’est que les médias sociaux procurent une attention artificielle.

Cela nous procure une attention qui n’a rien à voir avec ce que nous sommes vraiment. La grande découverte de plusieurs des personnes qui viennent dans mon bureau, c’est qu’elles étaient effectivement dépendantes de la reconnaissance externe. Elles découvrent que tout ce temps, elles s’étaient débranchées de leur capacité d’aimer : «Même si à l’extérieur - dans mon travail ou ailleurs - on ne m’a pas reconnu, je suis encore capable d’aimer; je suis encore capable de me reconnaitre.» Le jour où les gens découvrent qu’ils sont encore capables d’aimer et de reconnaitre, ils entrent dans leur essence, dans leur pouvoir profond. Ils sont beaucoup moins à la recherche de la confirmation de leur existence par le regard des autres. Ils quittent la survie et commencent à gouter à la vraie vie.

PENSOUILLARD OU L’AGITATION DE L’ÉGO

Voilà pourquoi Pensouillard le hamster connait un tel succès. Entre les lignes de votre livre, nous comprenons la nécessité d’apprendre à s’aimer soi-même. Cela veut-il dire qu’au fond, notre petit hamster est constamment pris dans l’image qu’il a de lui-même?

C’est exactement ça. La science a fait une découverte formidable au cours des dernières années. Quand on y pense, c’est une évidence, mais bizarrement, on n’avait jamais réalisé qu’à notre époque la réaction de stress n’est plus seulement déclenchée par la perception qu’a le cerveau d’une menace à la survie, mais par la perception qu’a le cerveau d’une menace à l’égo. Aussitôt que le cerveau perçoit une menace à l’égo, il déclenche une réaction de stress qui nous met en mode lutte, en mode fuite ou en mode « je fige ».

Voyons si j’ai bien compris. Cela signifie que le stress est une réaction naturelle du corps?

Absolument.

Et le problème vient du fait que nous nous croyons tout le temps en danger de survie?

Exact. Le cerveau ne fait plus la distinction entre la perception d’une réelle menace à la survie et la perception d’une menace à notre image. Prenons un exemple concret : je dois présenter un projet à l’intérieur de mon organisation. Au moment où je le présente, certaines personnes émettent des commentaires - verbaux ou non verbaux - que mon cerveau perçoit comme étant négatifs. Si je me suis totalement identifié au projet, le cerveau va déclencher instantanément une réaction de stress. Je vais soit lutter, fuir, ou figer. C’est le fameux fight, flight or freeze. Je suis soudainement gelé dans ma présentation; ou bien je peux avoir envie de foutre le camp; ou je peux avoir envie d’agresser les personnes qui sont en face de moi. Tout ça survient en une fraction de seconde.

Le hamster est constamment à l’affut, comme une espèce de coureur des bois. Il est toujours prêt à détecter le moindre signal pouvant constituer une menace à l’égo, à ce à quoi nous nous sommes identifiés. Il va déclencher la réaction et l’inconfort va surgir. Si cela s’enchaine à d’innombrables reprises au cours d’une journée, la souffrance sera grande, mais si ça perdure au cours d’une année, la souffrance deviendra intolérable. Alors qu’on est en quête d’attention et de reconnaissance extérieure, on va se sentir rejeté. 

Nous ne sommes plus du tout dans le réel, mais bien dans les histoires que le hamster nous raconte?

Constamment, absolument, totalement! Notre grand défi consiste à développer une vigilance qui va nous permettre d’observer les mouvements du hamster. Quand nous réalisons que nous ne sommes pas dans le réel, il s’agit de ramener l’attention au moment présent, dans ce qui est concret, réel, ici et maintenant.

Serge Marquis est-il quelqu’un qui pense beaucoup?

C’est une très belle question. Compte tenu de la souffrance que j’observais dans mon bureau, j’ai été obligé de réfléchir énormément sur le sujet. J’ai fini par me rendre à l’évidence qu’il fallait faire la distinction entre les innombrables pensées qui peuvent être teintées d’égo et les pensées justes, les pensées utiles, pleines de créativité, d’amour, d’émerveillement; pleines de ce qui va me permettre la connexion à l’autre. Les pensées justes permettent de transmettre quelque chose sans que ce soit teinté d’égo. Elles permettent à d’autres esprits, à d’autres cœurs de s’ouvrir sur ce qu’ils sont vraiment et de sortir du piège de l’irréel généré par la perception des menaces à l’image.

C’est ce que vous avez découvert sur vous-même?

C’est ce que je redécouvre à chaque instant et ce n’est jamais terminé, car l’égo est toujours actif. Cependant, plus j’observe, plus je suis dans la découverte de qui je suis réellement. (Serge marque une petite pause et nous écoutons le vent qui agite les feuilles dans les arbres qui nous entourent, sur sa terrasse.) Quand je suis en train d’observer le mouvement du feuillage dans le vent, je n'ai plus besoin d’être reconnu par personne d’autre. Je n'ai plus besoin que mon image soit valorisée par le commentaire de quelqu’un. Je suis totalement connecté à moi et à tout ce qui m’entoure.

Si des individus deviennent des modèles d’ouverture du cœur et de la conscience, que ce soit en entreprise ou dans la vie de tous les jours, cela va générer instantanément des transformations

NOUS SOMMES POUSSIÈRES D’ÉTOILES

Connecté et aimé.

Je me sens « plein amour ». J’ai envie de le dire comme ça. Dans mon dernier livre, Egoman, le petit bonhomme demande à sa mère : « Qui suis-je? » Sa mère est justement une femme qui est dans la performance et la réussite, autrement dit elle est dans l’image. Elle n’a pas le temps de répondre à la question de son fils et, en même temps, elle veut répondre quelque chose qui a une certaine allure. Alors elle lui répond : « Tu viens d’Éthiopie », parce qu’elle avait déjà lu que tous les êtres humains étaient apparus un jour en Éthiopie… Le petit a neuf ans, il ne saisit pas trop et lui repose la question : « Maman, d’où je viens? » 

Là, elle lui dit : « Tu viens de la mer », parce que nous sommes tous sortis de la mer, il y a des millions d’années. Toujours insatisfait, il réitère sa question : « Maman, d’où je viens? » Elle finit par lui dire: « Des étoiles. » Et là, il fait : « Ouais! » Hubert Reeves explique souvent que nous sommes toutes et tous poussières d’étoiles et que c’est à ce niveau que nous sommes reliés. Quand nous touchons à ce ressenti profond, nous ne sommes plus dans la quête d’un pouce en l’air sur Facebook ou nulle part ailleurs. On entre dans l’observation de ce qui nous empêche d’être réellement nous-mêmes, et la paix s’installe progressivement. 

Malgré tout ce qu’on ne veut plus ramener du passé, on peut dire que nos ancêtres se donnaient le temps de « toucher aux étoiles », ne serait-ce qu’une fois par semaine, le dimanche. Ne trouvez-vous pas?

Vous avez tellement raison. Je me souviens des dimanches après-midi passés chez ma grand-mère, à la campagne. On se berçait sur la galerie. On échangeait avec les oncles, tantes, cousins, cousines. Et la plupart du temps c’était dans la joie. Même si on se voyait tous les dimanches, on ressentait un bienêtre de se retrouver et de se sentir connectés les uns aux autres. On faisait des parties de balle-molle. On allait se baigner dans le lac. Le lac étant loin du chalet, il y avait aussi la promenade pour s’y rendre.  

Vous raconteriez ça à un jeune aujourd’hui et vous passeriez pour un ringard pas possible!

D’où sort-il, lui? (Rires)

Comment pourrait-on leur faire saisir ce qui n’était pas visible, ce sentiment d’être reliés?

C’est une grande question, en effet. J’éprouve encore la joie que j’éprouvais lorsque nous partions tous ensemble, le dimanche, avec nos verres en carton pour cueillir les petites fraises au bord de la route. Revenus à la maison, notre grand-mère faisait cuire la tarte aux fraises. Il y avait tous ces parfums qui nous enivraient. Aujourd’hui, tout va à une vitesse foudroyante. Tout est véhiculé par l’écran. J’ai vu une publicité de Participaction qui m’a fasciné. Sous un panier de ballon-panier, on voit des ballons au sol sur lesquels on a dessiné des visages tristes. On voit une balle sur un court de tennis et elle est triste aussi. Puis, en bas de l’écran, il est écrit : Ne consultez pas notre site Web. Allez jouer dehors! Quel trait de génie! C’est un rappel : « Sortez! Reconnectez avec la nature. »  

D’OÙ VIENDRA LE CHANGEMENT?

Doit-on attendre qu’un changement vienne de l’extérieur, de l’entreprise, de la société…

Les grands changements vont appartenir à l’individu. Ce sont les êtres humains qui « fabriquent » la société. Si des individus deviennent des modèles d’ouverture du cœur et de la conscience, que ce soit en entreprise ou dans la vie de tous les jours, cela va générer instantanément des transformations. Et ça, ça existe. Ça se sent! Chaque fois que je rencontre un ou une leader qui a fait ce pas en avant, je lui dis merci. Merci parce que cette personne garde l’espoir vivant. Et dès notre arrivée à l’intérieur de cette entreprise, on peut s’en rendre compte juste par l’authenticité de l’accueil qui s’en dégage. 

Personnellement, j’ai beaucoup appris de ma belle-mère, en particulier quand elle était en fin de vie. Elle a été un modèle extraordinaire dans son rapport à la mort. J’ai vu quelqu’un mourir dans la sérénité, la paix, la dignité, l’accueil même de la mort. Elle est décédée le sourire aux lèvres. C’était d’une beauté... Nous avons besoin de modèles tout au long de notre vie.  

Il s’agit donc de remettre de la connexion dans notre vie. Cela signifie-t-il d’apprendre à méditer? Il me semble que c’est un peu cliché. Surtout si on médite constamment avec le hamster à cent à l’heure!

Justement, je remplace souvent le mot méditation, par le mot entrainement. Un entrainement qui se fait chaque seconde et où il s’agit de découvrir comment fonctionne notre esprit. On observe tous les mouvements inutiles, les pensées inutiles, les jugements inutiles. On découvre la souffrance qu’on s’inflige inutilement à soi-même et aux autres. Pour moi, la méditation est un lieu, un moment, un espace, permettant d’observer le fonctionnement de mon esprit. J’observe si mon hamster court à toute vitesse ou si je suis vraiment présent à ce qui m’entoure, à ce qui se passe en moi, etc. 

Je donne souvent l’exemple suivant, bien entendu avec l’accord de Danièle, ma conjointe (Sourire) : Je suis en train de laver la vaisselle. J’ai une assiette dans la main sur laquelle je verse une goutte de savon. Danièle vient d’arriver de sa journée de travail et elle me dit : « Tu mets trop de savon ». Instantanément, mon corps réagit. Sans que je m’exprime verbalement, ma tête part : « Comment ça, trop de savon? Qu’est-ce qu’elle en sait, elle, de la quantité de savon qu’il faut mettre? » 

Le hamster est parti pour un grand tour!

Voilà! Cette réaction est déclenchée par la perception d’une menace à mon image. Et il enchaine : « Après tout, c’est moi qui la lave, l’assiette! » Sur le coup, il y a le freeze, je gèle. La lutte ou la fuite sont aussi en options. La lutte pourrait être : « En as-tu un doctorat, toi, en savon? » Ou bien la fuite pourrait ressembler à : « Fais-la, ta maudite vaisselle! » Or, c’est précisément à ce moment que l’entrainement est important. Car c’est à ce moment précis qu’on peut choisir d’observer tout ce qui se passe dans notre corps et dans notre tête, avec les pensées qui fusent les unes après les autres.

Grâce à ces toutes petites secondes d’observation, je découvre qu’à cet instant j’ai perçu une menace à l’image que je veux projeter, soit l’image du gentil conjoint qui fait la vaisselle, et c’est aussi une menace à la reconnaissance face à ce que je suis en train de faire. En fin de compte, c’est la perception de la menace à l’amour que je peux recevoir.

Et alors…

Si je m’entraine, je ramène l’attention au moment présent. Une manière de revenir au présent pourrait être alors de porter mon attention sur la disparition de la saleté et l’apparition de la propreté. Ainsi, on laisse émerger la connexion. Ce soir-là, au lieu de répliquer : « Lave-la, ta maudite vaisselle! », une paix s’est installée. J’ai doucement demandé : « Peux-tu me parler de ta journée? » Sa réponse : « Tu as raison, excuse-moi. J’ai eu une très dure journée. » Nous avons pu parler de sa journée et reconnecter, au lieu de nous retrouver en êtres séparés, luttant l’un contre l’autre pour défendre son image, défendre son égo.  

Et là, le sens apparait.

Le sens apparait. Cela génère tellement de connexions dans l’invisible, dans l’ordinaire! C’est épuisant de tenir tout pour acquis, d’être en compétition constante, de mesurer, de comparer, de ne pas livrer l’information nécessaire, d’écarter l’autre pour gagner. Cela nous débranche de ce que nous sommes fondamentalement. Les bouddhistes diront que l’égo n’existe pas. D’autres affirmeront que ce concept apparait quelque part dans les cellules. Il y a toutes sortes de théories là-dessus, mais de toute façon, on est en face d’une activité égotique.

CE QUI, EN NOUS, NE VIEILLIT JAMAIS

Chose certaine, nous souffrons de ces comportements...

C’est une vérité essentielle. Nous souffrons inutilement. Nous générons de la souffrance inutile, dans une quête de sens qui ne va pas dans la bonne direction. Notre quête identitaire n’est pas orientée dans la bonne direction.

Marie de Hennezel disait en conférence : « Il faut découvrir en nous ce qui ne vieillit jamais. » Cela nous amène donc à la question fondamentale : « Qu’est-ce qui en nous ne vieillit jamais? » L’image vieillit, disparait, s’effrite, se désintègre. Ce qui, en nous, ne vieillit jamais, c’est notre capacité d’être présent au cœur d’une myriade d’autres capacités : capacité d’aimer, de s’émerveiller, de créer, d’apprendre, de transmettre, de communiquer, de savourer, de jouir.  Tout cela ne vieillit jamais. Les gens en soins palliatifs sont dans cet espace jusqu’à leur dernier souffle, soit dans cette capacité de transmettre, de savourer, d’aimer.

Une partie de nous n’est jamais menacée…

Ma capacité d’être présent n’est jamais menacée. Ma capacité d’aimer n’est jamais menacée et je vais continuer d’aimer toute ma vie si je me rebranche. Ma capacité d’être connecté n’est jamais menacée si je me rebranche tout le temps, tout le temps. Les gens qui ont été laissés, abandonnés ou bafoués ont perdu de vue leur capacité d’être connectés et d’aimer. Quand ils la redécouvrent, ils reconnectent non seulement avec eux-mêmes, mais avec les autres et avec la nature.

Pour beaucoup de gens, être dans le présent, c’est cocher les cases sur la liste de tout ce qu’ils ont rêvé de vivre avant de mourir. Vous savez, le fameux bucket list. Je rencontre souvent des jeunes qui s’apprêtent à entamer leur vie professionnelle et je leur dis : « Être présent, ce n’est pas sauter en bungee. » Être présent, c’est écouter le prof pendant qu’il donne son cours. Si, pendant ce cours, vous êtes en train de rêver au saut que vous allez faire en bungee, vous n'êtes plus dans le présent. Être là à chaque seconde quand quelqu’un vous parle; être là à chaque seconde quand vous lui répondez; être présent aux mouvements des feuilles dans le vent, c’est ça être présent. Quand vous constatez tout cela, vous n’avez plus besoin de rien; vous n’avez même plus besoin de sauter enbungee. Les feuilles vous donnent tout ce dont vous avez besoin.

 Merci Serge pour ce saut dans l’éternel présent…

 PORTRAIT

Serge Marquis est médecin spécialiste en santé communautaire et a complété une maitrise en médecine du travail au London School of Hygiene and Tropical Medicine à Londres. Depuis plus de trente ans, il s’intéresse à la santé des organisations. Il s’est également intéressé à la difficulté de maintenir un équilibre entre la vie au travail et à l’extérieur du travail. Il a étudié la perte de sens, la soif de reconnaissance et le rapport complètement névrosé qu’a l’homme moderne avec le temps. Il a également soigné un grand nombre de personnes devenues dysfonctionnelles au travail. En 1995, il a mis sur pied sa propre entreprise de consultation dans le domaine de la santé mentale au travail, entreprise appelée : T.O.R.T.U.E.  

Il est l’auteur avec Eugène Houde d’un livre intitulé : Bienvenue parmi les humains, et d’un autre livre intitulé : Pensouillard le Hamster; Petit Traité de Décroissance Personnelle paru aux Éditions Transcontinental. Bestseller au Québec, le livre l’est également en Europe sous le titre On est foutu, on pense trop!, publié aux Éditions de La Martinière. En 2016 également, vient de paraitre chez Guy Saint-Jean Éditeur Egoman, son premier roman, dans lequel il poursuit sa réflexion sur l’égo.